Interview par Bastien Craninx

Salvatore Iannello: “Nous ne pouvons pas viser indéfiniment la croissance”

A l’heure où certains visent encore à bâtir un empire industriel, d’autres focalisent leur attention sur la convergence des intérêts. C’est le cas de Salvatore Iannello, CEO de la chocolaterie Galler. Rencontre avec un homme engagé dans la politique des 4 P.

Vous avez récemment été touché par les inondations de juillet dernier. Comment vous en êtes-vous relevé ?

« Nous sommes toujours occupés à le faire. Et si nous y arrivons aussi bien, c’est certainement grâce au mode collaboratif de notre entreprise. Nous fonctionnons sur le principe de l’holacratie. Il n’y a plus de hiérarchie au sens traditionnel du terme et le lien entre les 168 employés est extrêmement fort. Cela nous rend résilients et solidaires. Et puis, je pense qu’on a aussi eu de la chance. » dit Salvatore Iannello.

Comment fonctionne votre entreprise ?

« Nous avons un projet d’entreprise qui se base sur les 4 P : People, Planet, Profit and Purpose. L’enjeu crucial de cette approche, c’est l’arbitrage. La convergence d’intérêts ! Cela nécessite une capacité d’arbitrer des éléments qui sont dans un rapport de force. Dans le monde du chocolat, nous souhaitons incarner une approche entrepreneuriale basée sur cette convergence d’intérêts et ainsi bâtir un monde plus équitable et plus juste. »

Comment voyez-vous la croissance économique, du coup ?

« Nous ne pouvons pas viser indéfiniment la croissance. Qu’il faille atteindre une masse critique pour assurer la pérennité économique de l’entreprise, ça oui ! Maist ensuite, nous pensons qu’il faut intégrer les 4P dans son équation de fonctionnement, en les arbitrant. Chez Galler, nous voulons essayer de sortir petit à petit du système libéral traditionnel qui a été nourri par des théoriciens comme Adam Smith. Penser le fonctionnement de la société de la sorte, c’est construire une société individualiste et basée sur le rapport de force. » raconte Salvatore Iannello.

« Je prends toujours l’exemple de la voile pour expliquer cela. Quand on est sur l’eau, on utilise le vent et les vagues. C’est naturel. Il y a une convergence des intérêts. Par contre, le bateau à moteur, c’est l’inverse. On va contre le vent et contre les flots. Même si on est contre l’évidence, on ne fait pas marche arrière. C’est ce que nous vivons aujourd’hui. L’humain est en rapport de force avec son environnement et dans ses relations à ses congénères. De plus, l’économie est devenue un but et plus un moyen. Il faut changer profondément la manière de penser le monde et le fonctionnement de nos sociétés. »

Je pense qu’aujourd’hui, il faut plutôt viser le mark-éthique !

Il faut donc s’engager pour la planète, mais comment ?

« Tout d’abord, par la compréhension et l’adhésion. Il faut déjà se rendre compte de la confusion qui règne entre le P de People et celui de Planet. Le meilleur exemple, ce sont les labels. On mélange tout ! Le bio, le local, le Fairtrade. La confusion est totale. Et on se dit que tant qu’il y a un label, c’est bon signe. Au niveau social par exemple, le seul label qui, selon nous, fait bouger les lignes est le label « Fairtrade ». Simplifions le discours écologique et social, vulgarisons-le et expliquons-le aux citoyens. »

« Ensuite, l’industrie doit penser à objectiver ses actions en fonction des normes environnementales. Chez Galler par exemple, nous avons fait auditer par une société professionnelle notre empreinte environnementale et avons ainsi appris que 60% de notre empreinte environnementale était liée aux techniques de culture de matière première. 20-30% était lié au packaging et 10-15% au transport. Un industriel qui veut vraiment faire bouger les lignes devrait donc commencer par concentrer son attention sur l’amont de la chaîne de production. Ce sera peut-être plus compliqué, mais aussi plus objectif que la démarche d’un autre industriel vantant la diminution de son empreinte écologique sur les 15% du transport de marchandise. Beau récit et beau marketing. Mais je pense qu’aujourd’hui, il faut plutôt viser le mark-éthique ! » explique Salvatore Iannello.

Vous considérez-vous comme un électron libre dans le monde de l’entreprise ?

« Non, je crois qu’il y a de plus en plus de managers qui entrent dans ce processus. Certains abordent la question par le P de Planet ou celui de People. Mais tout le monde comprend que notre modèle sociétal n’est en rien durable. Il faut juste poser des actes courageux au sein du pouvoir décisionnel d’une entreprise. » dit Salvatore Iannello.

Salvatore Iannello

Et le politique dans tout ça ?

« Il a un rôle majeur et il fait ce qu’il peut. Mais il est piégé dans le système démocratique actuel. Attention, je ne vante pas ici les régimes dictatoriaux. Mais je regrette que notre démocratie soit conçue sur une temporalité courte. 5 ans de mandat pour changer les choses, c’est trop court. De plus, tous les partis sont dans des rapports de force et critiquent pour critiquer. »

Quelle est votre vision d’avenir pour la Belgique au niveau entrepreneurial ?

« Aujourd’hui, je pense que le sujet n’est pas la Belgique, mais l’humanité. Notre pays peut sans problème rebondir dans la société de demain. Mais comment va-t-on assurer la pérennité de l’humanité à l’échelle planétaire ? Ça doit être le point central de la réindustrialisation verte. Si on n’y arrive pas, nous disparaîtrons comme les dinosaures. Toutes les nations sont intimement liées à cet enjeu. On l’a bien vu avec Tchernobyl. Une catastrophe n’a pas de frontières. » raconte Salvatore Iannello.

Êtes-vous en faveur de la réindustrialisation digitale ?

« Pour aborder cette question, je crois qu’il faut avant tout convoquer deux notions : “Rien ne se crée, rien ne se perd, tout se transforme”, d’Antoine Lavoisier et l’idée de la « destruction innovatrice » de l’économiste Schumpeter. Avec cette réindustrialisation digitale, on va remplacer quelque chose qui existait déjà. Une chose ni bonne ni mauvaise. Or cela va occasionner des coûts et des défis pour tout le monde. A court terme, cela va se faire dans la douleur car beaucoup de gens ne sont pas capables d’accompagner le changement digital. A long terme, il y aura un gain de productivité, mais encore faut-il savoir l’utiliser. Ce que je vois personnellement, c’est un risque de stress supplémentaire. Le vrai sujet est : la digitalisation va-t-elle positivement contribuer à construire un monde plus équitable et plus durable ? »

10.03.2022
par Bastien Craninx
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