Interview par Célia Berlemont

Jennifer Bonsenge : « Il ne faut pas se reposer sur un moment de succès, il faut foncer »

À seulement 30 ans, Jennifer Mboyo Bonsenge, aka @Jenybsg sur Instagram, est bien plus qu’une danseuse. Tantôt chorégraphe d’Aya Nakamura, tantôt directrice de sa propre école de danse ou encore movement director pour des campagnes publicitaires, le prodige a percé sur les réseaux en 2019. On vous raconte.

Remontons un peu le temps ! Tout est parti d’une danse et d’une vidéo, peux-tu nous en dire plus ?

« En 2019, le grand public a pu découvrir une vidéo d’une chorégraphie de la chanson congolaise ‘La Katangaise’ partagée avec mon élève, Anaé Romyns, à l’époque âgée de neuf ans. De par sa légèreté, son inclusivité et son invitation à célébrer un partage des cultures, cette chorégraphie est devenue virale et a ainsi captivé des millions de vues qui nous ont emmenées depuis Molenbeek-Saint-Jean jusqu’au plateau de l’émission de télévision américaine, The Ellen DeGeneres Showà Los Angeles. Jamais je n’aurais pu rêver de telles retombées, c’était fou. »

Pour ceux qui ne connaissent pas “La Katangaise”, cette danse congolaise qui t’a propulsée, quelles en sont les caractéristiques principales ?

« La Katangaise, c’est une femme désirée par toutes et tous pour sa beauté. Mon interprétation de cette danse tourne donc autour de l’ouverture, de la liberté. Elle tape dans les mains, s’assume et n’a pas peur du regard des autres. Elle s’amuse et elle partage. Cette danse a énormément impacté ma carrière, car elle a surpris de par son ancrage culturel. J’ai mis en lumière ce qui était caché. Ce n’est pas une culture de ville et ça, on ne s’y attendait pas. »

À la genèse de ce buzz quasi planétaire, on retrouve tout d’abord un duo atypique, peux-tu nous en dire plus sur la relation que tu entretiens avec Anaé ?

« Anaé, c’est une petite fille que je considère comme un membre de ma famille. C’est mon élève. À l’époque, je postais et dansais déjà sur les réseaux avec elle. On s’aimait beaucoup et ça se ressentait. Avec elle, tout se faisait spontanément. Je pense que les gens ont été témoins de cette complicité et c’est ce qui rend la success-story d’autant plus belle. Notre chorégraphie a été portée par une émotion positive et bienveillante. Finalement, cette danse a été le témoignage d’une union singulière et la force d’un duo surprenant qui souligne que l’amour n’a pas de couleur. D’une certaine manière, elle a été interprétée comme une œuvre d’art. »

Le métier de danseur est associé à du divertissement et uniquement à cela alors qu’être danseur, c’est avant tout être un athlète.

Comment s’est passé le voyage aux États-Unis pour rejoindre les plateaux de la célèbre animatrice Ellen DeGeneres ?

« C’était juste incroyable ! Anaé et sa famille n’avaient jamais pris l’avion, du coup, cette aventure a été plus que marquante. J’avais 24 ans et j’ai emmené une famille entière dans l’inconnu. Du coup, j’étais concentrée sur leur bien-être, et j’assurais leur bonne compréhension puisque je devais traduire vers l’anglais. C’était un voyage chargé en émotions qui a été suivi d’une vague médiatique très intense dès notre retour. »

Cinq ans plus tard, quel regard jettes-tu sur ce succès : un moment suspendu dans le temps ou la première pierre d’une aventure en construction ?

« La pierre d’une plus grande construction. J’ai fait des erreurs qui m’ont porté préjudice, appris sur l’industrie de la musique et appris à gérer mon image. D’un coup, je suis devenue une figure reconnue mondialement dans le milieu de la danse. Cela vient avec une gestion, une nouvelle compréhension de qui tu es. Ma famille a grandi à Molenbeek, dans un milieu modeste. Je suis la première personne de ma famille à avoir développé une stabilité financière, qui plus est issue d’une carrière artistique, un pari risqué pour beaucoup. Je n’avais pas de mentor. Ma réussite, c’est une série de petits pas, de “premières fois” et de nouveautés. Les cinq dernières années, j’ai appris les codes seule, étape par étape. J’ai été très naïve, mais je ne regrette rien, car je n’aurais pas pu apprendre autrement. C’est en prenant des risques que l’on parvient à s’élargir à l’international. Il ne faut pas se reposer sur un moment de succès, il faut foncer. Les mots d’ordre : détermination, motivation et travail acharné. »

Suivie par deux millions de personnes sur Instagram, tu multiplies aujourd’hui les casquettes et as fait de cette mise en lumière un véritable tremplin. Tu te vois plutôt danseuse ou plutôt chorégraphe ?

« Danseuse, je le serai toujours. Pour autant, le besoin de compétition qui m’animait n’est plus particulièrement présent aujourd’hui. En 2023, c’est mon rôle de chorégraphe qui a occupé 80 % de mon temps et m’a permis d’effectuer dix mois de déplacements à l’étranger partagés dans des missions entre la Belgique, la France, les Pays-Bas et l’Afrique. Au fur et à mesure, j’ai pu capitaliser sur la vitrine qui m’a été offerte en 2019 et m’a permis de désormais travailler sur les chorégraphies d’artistes de renommée internationale tels que Aya Nakumara, Burna Boy ou encore Fally Ipupa. Cette année 2024 sera placée sous une même dynamique avec encore plus de chorégraphies et des missions en tant que movement director (danse gestuelle, scénographie) commanditées par une série de marques pour accompagner diverses campagnes publicitaires. »

As-tu d’autres projets qui te tiennent particulièrement à cœur ? 

« Oh oui ! Une de mes priorités consiste à matérialiser ce que j’ai acquis en termes de crédibilité professionnelle et de faire en sorte que cette success story contribue au développement de la culture artistique en Afrique. J’ai envie de laisser un héritage fort et contribuer à quelque chose de plus grand. Construire une école d’art qui permettra aux membres de l’école de se former en tant qu’artistes qu’ils ou elles aiment danser, chanter ou peindre. L’idée, c’est de créer une plateforme qui donne vie à des débouchés. L’équivalent d’une agence, qui forme, qui certifie et qui offre de la stabilité d’emploi dans le milieu artistique, car l’intérêt est grandissant pour la danse africaine, mais les danseurs africains ne profitent pas encore de cet essor. L’Europe n’est pas le seul eldorado. »

chorégraphe

Quel conseil donnerais-tu aux jeunes artistes qui aspirent à connaître le même succès que toi grâce aux réseaux sociaux ?

« N’écoutez pas tout le monde. Travaillez. C’est un combat entre soi et soi-même. Le métier de danseur est associé à du divertissement et uniquement à cela alors qu’être danseur, c’est avant tout être un athlète. Il y a beaucoup d’étiquettes, d’amalgames et d’assimilations sur ce qu’est un danseur. Il faut le savoir, s’y préparer et être prêt à travailler dur.

Pour ce qui est de la visibilité, il est vrai que les réseaux sociaux constituent une belle vitrine qu’il faut savoir utiliser aujourd’hui. Pour autant, attention, être influenceur, c’est un autre métier. Créer du contenu et toucher le public visuellement est un plus, mais ce n’est pas le cœur du métier de danseur. Si vous avez le talent pour le faire, faites-le. Par contre, détrompez-vous si vous pensez que seuls les réseaux vous permettront d’y arriver. Le nombre d’abonnés ne reflète pas la qualité du travail. Dans le milieu de la danse, les concours et compétitions sont également essentiels. Les réseaux ne sont pas le seul moyen. Une renommée peut se gagner par le biais du bouche-à-oreille ou encore d’un artiste qui a pu déceler un talent qu’il souhaite partager avec son réseau. Peu importe le canal de promotion choisi, le travail est la clé. »

Selon toi, de quelle manière un artiste peut-il maintenir sa popularité tout en se renouvelant ?

« De fait, la Katangaise est une de mes chorégraphies les plus connues, mais j’en ai réalisé énormément depuis ! La pérennité du succès passe aussi par le travail. Les jeunes d’il y a cinq ans me connaissent, les “nouveaux jeunes” pas, il est donc crucial de se réactualiser en permanence. C’est un métier difficile et ingrat. Dans un monde d’instantanéité, rester pertinent est un travail de longue haleine. On passe très vite à autre chose et il ne faut pas se faire oublier. »

Aujourd’hui, on te reconnaît en rue, et ce, au-delà de nos frontières. Que ressens-tu quand tu entends être associée à une image de femme forte ayant défié les pronostics à l’aide de sa culture et de son talent ? 

« C’est un honneur. C’est tellement gratifiant. Je me sens fière et humble à la fois, car au fil du temps, on oublie parfois tout ce qu’on a déjà accompli. Bien que je vive dans le présent, je fais ma rétrospective sur ces cinq dernières années et ça me touche, me valorise. Chaque étape de ce voyage a eu et a encore son importance.

En tant que femme, la pression sociale est énorme. En tant qu’artiste, elle l’est tout autant parce que cette carrière n’est pas jugée comme “réaliste”. Pour moi, l’essentiel est de me construire jour après jour sans subir l’agenda imposé par autrui. J’ai 30 ans, je suis de culture africaine, je suis danseuse, chorégraphe et je n’ai pas d’enfant. Chacun de ces faits est le fruit de mes choix, de mon ambition. Lorsqu’une femme décide de ne pas suivre les codes classiques, c’est pour moi une véritable marque de courage. Il faut oser aller à contre-courant et suivre son feu intérieur sans se soucier des dires d’autrui ou de leurs appréhensions. C’est en étant la première que l’on parvient, peut-être, à inspirer d’autres jeunes femmes à vivre leurs rêves. Vivre c’est s’assumer, rester soi-même et en toute bienveillance. Soyons fières de nous-mêmes. Ma passion, c’est ma carrière ! »

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Si tu n’étais pas danseuse et chorégraphe, que ferais-tu dans la vie ?

« Je serais professeure de langues à l’Athénée Royal d’Auderghem avec des élèves du premier degré ! Je leur donnerais des cours de néerlandais et d’anglais. D’ailleurs, avant 2019, c’est la profession que j’ai exercée pendant deux ans. J’ai toujours été passionnée par la jeunesse, par l’insouciance. Le contact avec les jeunes, cela fait partie de qui je suis, même si la vie en a voulu autrement et la voie artistique me ravit au quotidien ! »

20.03.2024
par Célia Berlemont
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