Interview par Bastien Craninx

Jean-Pierre Lutgen : Comment la Belgique a marqué le temps à l’échelle mondiale

Ice-Watch est l’une des plus belles réussites entrepreneuriales que la Belgique ait connues ces 15 dernières années. Un succès qui dépasse nos frontières. Décodage d’un succès planétaire avec Jean-Pierre Lutgen, créateur de la marque horlogère.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez réussi à pénétrer le monde de l’horlogerie, un secteur difficile d’accès pour les nouveaux venus ?

Je pense que nous avons réussi parce que nous avons principalement basé notre concept sur une forte visibilité de packaging et une valeur sociale nouvelle lors de nos débuts il y a 15 ans : le changement. Nous nous sommes inscrits dans cette mouvance très tôt. Avec Ice-Watch, vous pouvez changer de montre quand vous le souhaitez et en fonction de vos activités de la journée, car notre produit est accessible. Que ce soit pour un rendez-vous business, faire du sport ou partir en vacances, vous trouverez toujours une montre et une couleur à mettre à votre poignet. 

Mais vous avez dû vous adapter avec le temps…

En effet, cette valeur sociale est tellement ancrée aujourd’hui qu’elle n’est plus en vogue. C’est pour cette raison que nous avons décidé de retravailler notre leitmotiv et de le baser sur un autre concept : la liberté. Au mois de décembre, nous lancerons d’ailleurs une nouvelle marque en lien avec ce concept, intitulée Watch People. Le monde aspire à davantage de liberté : liberté au travail, liberté par rapport aux marques, liberté interpersonnelle. Nous évoluons donc dans cette direction !

Quelles stratégies avez-vous mises en place pour rendre votre marque flexible et adaptable aux évolutions du marché ?

Nous avons axé notre modèle sur la diversification : la montre à quartz qui était la montre d’origine Ice-Watch, la montre digitale, la montre connectée et la montre solaire. Sans oublier les montres pour enfant. A défaut d’être la marque phare du marché, être la première montre d’un enfant est toujours important. C’est, pour un enfant, un souvenir inoubliable et un moment de plaisir plus qu’un simple produit. 

Les réseaux sociaux sont tellement saturés aujourd’hui que pour être visible, il faut dépenser des sommes astronomiques.

Vous avez donc franchi le pas des montres connectées. Cela n’a t’il pas été trop compliqué ?

La viabilité des montres connectées était conditionnée à une valeur importante : l’accessibilité. C’est l’ADN d’Ice-Watch. Cependant, nous devions également nous repositionner sur le marché. La montre quartz était en effet en train de disparaître. Bien entendu, entrer dans le monde numérique impliquait de prendre de nouveaux éléments en considération, comme le développement d’une application solide et, surtout, l’amélioration constante du produit technologique. Si vous n’avez pas une longueur d’avance sur ce segment et que vous ne cherchez pas à évoluer en permanence, vous disparaissez après 6 mois. 

Comment avez-vous réussi à maintenir une approche financière saine tout en poursuivant la croissance rapide de l’entreprise ?

Dès le départ, nous avons fonctionné avec un système de dépôt d’argent de la part de distributeurs dans différents pays, plutôt qu’une garantie bancaire. Cela nous a permis de rassembler un million d’euros et de lancer la production. Ce système nous a offert une assise financière très solide. Et ce, de manière totalement indépendante. Pour en arriver là, nous avons dû nous montrer convaincants. Toutefois, ce qui a particulièrement séduit les distributeurs était totalement involontaire. Nous leur avons en effet laissé des marges colossales. Je venais d’un autre secteur et je ne savais pas que nous étions au-delà de la norme. Nous avons rectifié le tir par la suite.

Ice-Watch

Quelles sont les valeurs fondamentales qui guident le leadership chez Ice Watch ?

Nous avons un comité de direction restreint et pendant un certain temps, nous cherchions toujours à obtenir le consensus sur toutes les décisions. Mais après quelques années, nous avons constaté que cela ne faisait absolument pas avancer les choses. Nous avons alors opté pour le consentement positif : vous écoutez les personnes qui travaillent avec vous et ensuite, en tant que manager, vous prenez une décision. Si certains ne sont pas d’accord, vous leur demandez simplement s’ils sont toujours en phase avec la stratégie globale de l’entreprise et s’ils souhaitent tout de même continuer à vos côtés. Bien entendu, la responsabilité du décideur est plus importante et il doit y avoir une évaluation et une remise en question face au résultat. Mais vous avancez beaucoup plus vite. Ce qui est un véritable atout au sein des petites structures.  

Ice-Watch ne mise pas vraiment sur la publicité via des influenceurs et les réseaux sociaux. Pourquoi ce positionnement ?

Pour être francs, au début nous avons été complètement dépassés par ce système. En réalité, les réseaux sociaux sont tellement saturés aujourd’hui que pour être visible, il faut dépenser des sommes astronomiques. Pour le secteur de l’horlogerie d’entrée de gamme, cela ne génère plus assez de ventes. Et certaines marques qui ont émergé avec l’essor des réseaux sociaux sont en train de disparaître. À vrai dire, à l’heure actuelle, plus personne ne sait vraiment où il faut dépenser son argent en termes de publicité. C’est devenu très aléatoire. Notre force à nous, c’est d’être une marque horlogère institutionnelle très bien établie chez les horlogers-bijoutiers. Nous nous efforçons d’entretenir au maximum notre relation avec les vendeurs grâce, notamment, à une application qui leur est dédiée et une belle visibilité en point de vente.

Comment Ice-Watch peut-elle inspirer les autres entrepreneurs qui souhaitent innover et repousser les limites ?

C’est simple ! Ice Watch est implanté à Bastogne. Une ville qui compte autant de vaches que d’habitants, qui n’a aucune tradition horlogère et qui subit la concurrence du Luxembourg de par sa proximité. Disons le franchement, le terreau de départ n’était donc pas du tout favorable à notre développement. Et pourtant, nous vendons des millions de montres à travers le monde. Tout est donc possible, même avec des ‘’handicaps’’ importants au départ.

28.09.2023
par Bastien Craninx
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