Interview par Heleen Driesen

Jaouad Alloul: « J’investis mon énergie uniquement dans les choses que je peux changer »

Qu’il fasse du théâtre, chante, danse, écrive ou joue la comédie, le multi-artiste et entrepreneur Jaouad Alloul se tourne sans complexe vers la lumière. Parce qu’il sait ce que ça fait d’être dans l’ombre.

C’est un printemps chargé pour Jaouad Alloul (37 ans). Son livre De meisje, tiré de sa représentation théâtrale du même nom, vient d’être mis en vente, il répète intensivement pour la représentation de l’opéra familial Kruistocht, et le mois prochain, nous saurons si Because of You, la chanson qu’il a coécrite avec Gustaph, a des chances de succès au concours Eurovision de la chanson. La chanson parle d’acceptation, un sujet qu’il connaît bien en tant que Marocain d’origine musulmane qui, en plus, aime les hommes. Il a publié sous le nom de JAOUAD la chanson “I’m So Tired”, prémices d’une œuvre plus vaste visant à mêler la musique jazz, son homosexualité et ses racines marocaines.

Tu es chocolatier de formation, comment as-tu fait le grand saut vers la scène ?

« J’ai longtemps travaillé dans l’horeca, ce qui pour moi s’apparentait aussi un peu à un spectacle. À 22 ans, j’ai commencé à faire le transformiste. J’ai vu le spectacle d’une drag queen et je m’y suis reconnu. C’était un peu comme une évasion, mais aussi une première prise de conscience de ma volonté d’être sur scène. Il y a environ cinq ans, j’ai pris part à un projet de la Mestizo Arts Platform, qui permettait de présenter des travaux en cours à des personnes du secteur. Les réactions à mon monologue Zeemeermin, dans lequel j’aborde des questions auxquelles je me suis heurté dans ma jeunesse, ont été extrêmement positives. C’était la confirmation qu’il y avait peut-être en moi non seulement un interprète mais aussi un créateur. Je me suis dit : “Ok, tu veux un avenir dans le théâtre ? Alors tu dois commencer à prendre ça très au sérieux maintenant.” »

Tu avais environ 30 ans à l’époque, c’est relativement tard pour devenir artiste, non ?

« Je suis effectivement un retardataire, mais en même temps, tout est allé très vite pour moi. Zeemeermin a suscité beaucoup d’attention et mon spectacle De meisje a également remporté un vif succès. À chaque fois, une nouvelle opportunité s’est offerte à moi : au début, je faisais uniquement du théâtre et de la musique, ensuite la danse s’est ajoutée, puis soudain je suis devenu créateur de théâtre et, peu après, on m’a également demandé d’écrire des chroniques ou de monter des expositions. En tant qu’artiste débutant, les choses n’allaient jamais assez vite pour moi. Mais ce que j’avais oublié, c’est que les gens à qui je parlais parlaient à leur tour de moi à d’autres personnes. C’est apparemment l’essence même du networking : on n’en voit pas toujours le résultat immédiatement. »

Pourquoi ton histoire inspire-t-elle tellement de gens, à ton avis ?

« Je pense que les gens se reconnaissent dans mon histoire, même s’ils n’ont pas vécu la même chose que moi. Beaucoup de jeunes ont eux aussi des conversations difficiles avec leur père ou vivent dans un environnement qui ne leur permet pas d’être pleinement eux-mêmes. Honnêtement, ça n’a pas été évident pour moi. Dans notre famille de huit, j’étais le plus jeune, ma mère est morte quand j’avais 15 ans et à 20 ans j’ai quitté la maison parce que je me heurtais à un mur. Certains semblent tirer des forces du fait que j’ai quand même trouvé une issue. “Je ne suis pas ce qui m’est arrivé, je suis ce que j’ai choisi d’être.” Cette citation de Carl Jung résume tout pour moi. »

Jaouad
Photo: Jaouad Alloul © Gregory Van Gansen

Tu as toujours affiché cette attitude positive dans la vie ?

« On ne peut pas décrocher la lune si on n’a pas d’abord touché le fond. Lorsque j’avais une vingtaine d’années, j’ai traversé une période de peur et de désespoir : pourquoi cela m’arrive-t-il à moi ? Mais à un moment donné, je me suis rendu compte que je tournais en rond. Il existe de nombreux exemples de personnes qui n’ont pas la vie facile (l’une de mes plus grandes idoles est Tina Turner) mais qui en tirent quand même le meilleur parti. C’est cette pensée qui m’a aidé à surmonter tout ça. »

Ce sont ces moments fondateurs difficiles qui ont façonné ta carrière ?

« Un tel croisement complexe d’identités donne bien sûr le sentiment d’être déchiré, mais aussi la capacité de voir le monde d’un point de vue complètement différent. Je suis content d’avoir traversé les choses que j’ai dû traverser. Maintenant, je vois ça comme une richesse. En cela, j’ai atteint une certaine forme de pleine conscience, grâce aussi au yoga et à la méditation. J’ai ainsi appris à réagir aux déceptions comme si elles étaient censées se produire. »

« Quand j’avais 20 ans, je pouvais perdre le sommeil pendant des semaines à cause d’une opportunité manquée : qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Pourquoi n’ai-je pas décroché ce job ? Mais c’est une perte de temps, je le sais maintenant. Ce sont vos pensées qui créent votre réalité. Si je me casse la tête sur ce genre de questions, je ne fais que perdre de l’énergie créative. Mieux vaut l’investir dans les choses que je peux changer. Je suis devenu un vrai expert en la matière. »

Qui sont tes modèles aujourd’hui ?

« J’ai toujours été inspiré par les personnes qui n’hésitent pas à partager leur talent et leurs connaissances. Elles m’ont appris à considérer mon talent comme quelque chose de très spécial et même de privilégié. Cette croyance en son talent propre et unique est, je pense, essentielle pour tous les jeunes qui démarrent. »

31.03.2023
par Heleen Driesen
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